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COLLAGENE

La zone péribuccale est très innervée, alors

 

tu regardes quoi chaque jour pendant des heures tu regardes quoi dis- moi ce sont les câbles des ordinateurs au travail, ils ondulent, se tordent, s’entravent eux-mêmes, grande mélasse atrabilaire ; la poussière du clavier, les tâches de graisse accumulées au niveau des touches usitées, y’a pas à dire, le "E", il est carrément dégueulasse, aussi le store gris foncé, en double transparence. Les trois barres en néons au-dessus de la tête, la moquette bleue. La plante en plastique dont j’ignore le nom

 

ça commence par une petite anesthésie locale tronculaire,

 

J’évite les places près des vitres dans l’open space, mon reflet, c’est pas came.

Je suis une enfant qui a mal tourné, salement poussé, une vraie esthétique de l’erreur, il existe tout un un tas de morceaux de moi à retrancher, du moins à modifier, mais pour le moment j’ai trop peu d’argent.

 

 de légers picotements puis un engourdissement progressif,

 

J’ai donc choisi de contrefaire une lèvre.

Deux, c’était trop cher. Une seule, accessible. 450€ les 6 à 8 mois de perfection labiale. 3,2 centimètres/ 5 millimètres bouche fermée, ma lèvre supérieure, mon territoire de réinvention.

Ne te laisse pas duper par les chiffres : c’est immense.

 

la graisse de vache morte, liquéfiée, attend qu’on l’injecte.

 

C’est mon grand secret, cette lèvre méticuleusement ourlée sous mon masque chirurgical de meuf qui n’opère pas. Le chir’, il n’avait pas l’air de comprendre, il m’a expliqué que c’était "un tout", un visage, il a parlé cernes, pommettes, otoplastie et lipo par le froid, il a formulé très distinctement certains aspects disgracieux  en appuyant sur le bouchon enclencheur de son stylo à bille, il notait des trucs l’air inspiré, je voyais bien qu’il se disait qu’arranger uniquement ma lèvre supérieure, tout de même, c’était un peu comme un jour férié qui tomberait un dimanche ; après le rendez-vous préparatoire il m’a laissé des dépliants promotionnels et une carte de visite en carton jaune coquille d’œuf.

Ça m’a fait rire.

D’un rire un peu acre, un rire jaune coquille d’œuf. Je traverse ma vie au SMIC, pas prête de le revoir.

 

Puis l’aiguille s’enfonce, positionnée au regard de l’arrête du philtrum,

 

Dans ma lèvre supérieure désormais gonflée à bloc, d’avides et de curieuses ferveurs.

 

au plus près de l’ourlet pour être en dessous de la circulation artérielle.

 

J’aimerais juste dire

 

Inoculation du tubercule latéral,

 

Ma voix trépigne, se contorsionne, franchit gauchement, toujours, la barrière des dents. Parler correct, je sais pas faire. Les mots émergent maladroits, sans impact, ne font pas sens.  Ils sont des bruits sourds, dégringolent de la bouche – ne s’écrasent pas- jamais, semblent s’auto dissoudre,

est-ce que tu sais où vont les mots après avoir été prononcés, pas ceux qui restent dans les têtes, mais les moches, les malhabiles, les grossiers, ceux qui ne sont ni entendus ni écoutés, peut-être simplement vont-ils crever dans un cimetière où les lettres mortes se dessoudent les unes dans les autres, comme des incinérées, l’imaginer ça me rassure

 

0,1cc

 

Les poignards plein la bouche, superbement shootée au collagène, j’ai le derme solide et l’abord pulpeux,

 

je garde le silence mais derrière,

 

0,3cc

 

il y’a la rage

 

Une demi-dose sur les bords externes

 

Tu joues à quoi chaque jour pendant des heures tu joues à quoi dis- moi je contrefais la femme, l’employée, la petite copine, l’inconnue du métro, la passante égarée, la locataire

je contrefais l’enfant, la joie, la jouissance,

je contrefais l’amour, je contrefais la pute,

j’ai contrefait ma lèvre,

450€ réglés par chèques paiement 3 x sans frais, dans une clinique intérieur mate, Monteverdi en fond sonore,

j’ai contrefait ma lèvre.

 

Bien masser le bolus

 

Sous son volume parfait grouillent mes impatiences,

j’ai contrefait ma lèvre,

plus seulement objet de désir mais sujet, je m’écoule en dedans ;

la portion incongrue de chair engourdie, sous mes tentatives de parole, se meut

C’est mon monde

.

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Crédits image : GIO VENTURA

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