Stéphanie
Vovor
PARFOIS JE NE POUVAIS PAS SOMNOLER
Parfois, j’ai envie de tout saccager.
Eclater mon poste de travail à grands coups de clavier azerty, regarder les touches s’envoler vers le plafond dans un grand feu d’artifice ; brutaliser l'opensace, en dedans, en dehors, partout, souiller l'architecture.
La plupart du temps, consciencieuse et appliquée, j'abats sagement les heures entre deux pointages à la machine. Mais parfois, je sens une chose se rompre en moi, un basculement, un éveil, une révélation hideuse.
J'avais pour habitude de regarder chaque soir les informations à la télé, les chaines où ils passent en boucle toutes les actualités bien absurdes de France et du monde enfin surtout de France, et ça me calmait, ça me faisait comme une berceuse.
Si l’on se concentre bien comme il faut, la voix du présentateur devient un long chant ronronnant et atone, les images se changent en amas de couleurs, ce sont des successions de taches nébuleuses qui affluent dans la tête, elles en perdent leur sens, l’on se sent tout comme étourdi, l’on ne pense plus à rien.
Mais petit à petit est arrivée comme une infime résistance, petit à petit ce n’était plus possible de rester focalisée sur la cadence, petit à petit les phrases sont revenues. Lors des émissions de débats, je me suis mise à ne plus entendre les notes mais les syllabes, progressivement les sons se sont changés en mots. Avant je me souviens ça faisait batoufsh gukqano jpm kpriespta crij mm ddifnzeu ôjtzpnue hy cha qosleuef r edrnb puis c’est devenu sans prévenir mais pourquoi dqfeq taxent-ils pas md kérosène, defzerf iohi ce zaefz les qefa riches qui polluent le plus aezjnf aeuiunp pudh sont eux dzf prennent l’avion ne soyez ferf naïfs pensez-vous réellement que ceci va servir à financer la transition énergétique je veux dire ne nous méprenons pas taxer les carburants c’est très bien mais il est impératif de compenser ces hausses pour les plus modestes voilà ce qu’est la véritable justice fiscale je faisais des efforts pour repousser ces discours que je n’avais pas, mais alors vraiment pas, demandés, mais il y eut soudain beaucoup de orange sur les chaines, des tas de nuances fascinantes et terribles, des flammes jaillissantes qui se sont transformées en incendies puis en voitures panneaux grilles façades brûlées j’ai ensuite reconnu Paris et l’arc de Triomphe avec dessus tout un tas d’écritures et les voix disaient c’est indécent / ils profanent / ils s’approprient les symboles / ils s’emparent de l’époque / ils installent du désordre
ils sont la poussière sous le tapis
ils sont le doigt dans le pot de confiture
ils sont les enfants de divorcés
ils sont la culotte qui rentre dans les fesses
ils sont le Destop renversé sur le carrelage
ils sont la sueur à l’arrière des genoux
ils sont les corps qui remontent à la surface
ils sont la rumeur qui s’immisce dans les os
ils sont si familiers qu’ils en deviennent étranges
ils sont la lassitude à ciel ouvert
ils sont les nouvelles marges de manœuvre
ils sont les mondes oniriques ruminant des souvenirs
ils sont l’infini défilé du désamusement
ils sont les batailles inégales et insensées
ils sont les royaumes non atteints des héroïnes oubliées
ils sont les lumineuses déclinaisons de nos échecs
ils ne sont pas définis par ce qui nous vient facilement
ils sont ceux qui se trompent peut-être mais n’ont pas tort
ils sont le soulagement des cœurs dans les terminaisons nerveuses
ils sont moins poétiques que dans les romans
ils sont la chaîne des bas instincts qui s’achève
ils sont la fureur de dire
ils sont la promesse que l’on regrette
ils sont la littérature dans l’estomac
ils sont la seconde d’une intensité folle
ils sont les histoires inventées pour oublier la merde
ils sont la possibilité d’une éventuelle’